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La lumière du
jour et le chant des oiseaux réveillèrent Larry à huit heures et demie. Il n’en
revenait pas. Chaque matin depuis que lui et Rita avaient quitté New York, c’était
la même chose : la lumière du soleil et le chant des oiseaux. Et comme
attraction supplémentaire, en prime si vous voulez, l’air sentait bon, sentait
frais. Même Rita s’en était aperçue. Et ils se disaient : on ne peut pas
rêver mieux. Et pourtant, tout allait de mieux en mieux. Au point de se
demander ce qu’on avait bien pu foutre avec la planète avant l’épidémie. De se
demander si c’était ainsi que l’air avait toujours senti dans le Minnesota, Oregon,
ou sur le versant ouest des Rocheuses.
Allongé dans sa moitié du double
sac de couchage, sous la petite tente qu’ils avaient trouvée à Passaic dans la
matinée du 2 juillet, Larry se souvenait du jour où Al Spellman, un des
musiciens des Tattered Remnants, avait essayé de le persuader de partir en
camping avec lui et deux ou trois autres types. Ils passeraient la première
nuit à Las Vegas, puis continueraient jusqu’à Loveland, au Colorado, où ils
resteraient cinq ou six jours en pleine nature.
– Tu me fais chier avec ton
ivresse des montagnes avait répondu Larry, ton truc, c’est pas pour moi. Vous
allez rentrer bouffés par les moustiques, et à force de chier dans le bois, les
orties vont vous foutre le cul en flammes. Maintenant, si vous changez d’avis
et si vous décidez de camper cinq ou six jours dans un casino de Las Vegas, donne-moi
un coup de fil.
Peut-être avaient-ils connu ce qu’il
connaissait maintenant. Tout seul, personne pour vous emmerder (sauf Rita, qui
ne l’emmerdait pas tant que ça, tout compte fait), l’air frais, le sommeil du
juste, sans se retourner cent sept fois dans son lit. Bang, à poings fermés, comme
si quelqu’un te donnait un coup de massue sur la tête. Pas de problèmes, pas de
questions, sauf savoir où aller le lendemain. Plutôt sympa.
Ce matin, à Bennington dans le Vermont,
en bordure de la nationale 9 qui les conduisait plein est vers la mer, ce n’était
pas un matin comme les autres. C’était le 4 juillet, fête nationale des
États-Unis d’Amérique.
Il s’assit sans sortir du sac de
couchage et regarda Rita. Mais elle était encore hors d’usage. On ne voyait que
le contour de son corps sous le sac, plus une touffe de cheveux. Bon. Il allait
lui préparer un petit réveil en fanfare ce matin.
Larry fit glisser la fermeture de
son côté du sac et sortit, nu comme un ver. Il eut d’abord la chair de poule, mais
il faisait déjà assez chaud, à peu près vingt degrés, pensa-t-il. Encore un
autre jour du tonnerre. Il rampa hors de la tente et se releva.
La Harley-Davidson 1200cc
attendait tout près, une belle machine noire, vraiment splendide avec tous ses
chromes. Comme le sac de couchage et la tente, c’est à Passaic qu’ils l’avaient
trouvée. Ils avaient déjà consommé trois voitures, deux abandonnées dans d’invraisemblables
embouteillages, la troisième embourbée à la sortie de Nutley, quand Larry avait
essayé de contourner deux camions qui s’étaient heurtés de plein fouet. Solution :
la moto qui pouvait se faufiler entre les obstacles. Et si la route était
complètement bouchée, on pouvait toujours rouler sur la voie d’urgence ou sur
le trottoir. Rita n’aimait pas trop – elle était nerveuse sur le siège arrière
et s’accrochait désespérément à Larry – mais elle avait bien dû admettre que c’était
la seule solution pratique. Le dernier embouteillage de l’humanité souffrante
avait été une réussite totale. Depuis qu’ils avaient quitté Passaic, ils
roulaient en rase campagne. Dans la soirée du 2 juillet, ils avaient retraversé
la frontière de l’État de New York et monté leur tente à la sortie de
Quarryville, dans le décor mystérieux et paisible des monts Catskills. Ils
avaient pris à l’est dans l’après-midi du 3, pour entrer dans le Vermont à la
tombée de la nuit. Et c’est là qu’ils étaient maintenant, à Bennington.
Ils avaient campé sur une petite
colline, à la sortie de la ville, et maintenant, Larry pissait à côté de la
moto, tout nu. Il regardait autour de lui, s’émerveillait de ce paysage de
carte postale. Au fond de la vallée, une petite ville de Nouvelle-Angleterre. Deux
jolies églises blanches dont les clochers semblaient vouloir piquer le ciel
bleu du matin ; un collège, vieille bâtisse de pierre grise tapissée de
lierre ; une filature ; deux petites écoles en brique rouge ; des
arbres partout, dans leur robe d’été. Seule chose qui ne collait pas tout à fait
dans le tableau : les cheminées de la filature ne fumaient plus et l’on
voyait un grand nombre de minuscules voitures garées dans tous les sens sur la
rue principale. Mais dans le soleil et le silence (troublé, il est vrai, par un
occasionnel gazouillement d’oiseau), Larry aurait pu partager les sentiments de
feue Irma Fayette, s’il avait connu la charmante dame : pas une grande
perte.
Sauf que c’était le 4 juillet, et
qu’il se sentait toujours américain dans l’âme.
Il se racla la gorge, cracha, fredonna
quelques notes pour trouver le ton.
Il prit une profonde respiration,
sentit la petite brise du matin caresser sa poitrine et ses fesses nues puis il
entonna l’hymne national :
Oh ! Say, can you see,
by the dawn’s
early light
What so
proudly we hailed
at the
twilight’s last gleaming ?…
Il le chanta
du début jusqu’à la fin, debout face à la ville de Bennington, agrémentant le
dernier couplet d’un petit trémoussement du bassin à l’intention de Rita qui
avait sûrement sorti la tête de la tente pour le regarder.
Puis il salua ce qu’il croyait
être le palais de justice de Bennington et se retourna, pensant que le meilleur
moyen de célébrer le début d’une nouvelle année d’indépendance dans ces bons
vieux États-Unis d’Amérique serait sans doute une bonne partie de baise à l’américaine.
– Larry Underwood, enfant de
la patrie, vous souhaite le b…
Mais la tente était toujours
fermée. Bon Dieu, qu’elle est agaçante, pensa-t-il. Mais il chassa aussitôt
cette idée. Elle n’était pas toujours sur la même longueur d’onde que lui, voilà
tout. Il n’avait qu’à l’accepter et mettre son mouchoir par-dessus. C’est comme
ça, les relations entre adultes. À vrai dire, il faisait de son mieux avec Rita
depuis l’horrible histoire du tunnel, et il avait l’impression de s’en sortir
plutôt bien.
Il fallait qu’il se mette à sa
place, c’était ça le secret. Il fallait admettre qu’elle était beaucoup plus
vieille que lui, qu’elle avait pris l’habitude d’une vie facile. Bien naturel
qu’elle ait du mal à s’adapter à un monde complètement chamboulé. Les pilules, par
exemple. Il n’avait pas été trop content de découvrir qu’elle avait apporté
toute sa foutue pharmacie, plus un pot de vaseline. Des pilules jaunes, des
noires, des bleues, et puis un truc qu’elle appelait « mes petits pétards ».
Les petits pétards étaient rouges. Trois avec un bon coup de tequila, et vous
aviez la tremblote pour le restant de la journée. Il n’aimait pas trop, parce
qu’à jouer comme ça aux montagnes russes avec sa cervelle, elle allait finir
par se faire sauter les plombs. Il n’aimait pas trop non plus parce que, si on
regardait bien au fond de la casserole c’était en fait une gifle qu’elle lui
donnait en pleine gueule, non ? Pourquoi était-elle si nerveuse ? Pourquoi
avait-elle du mal à s’endormir ? Ça, il n’en savait rien, fichtrement rien.
Est-ce qu’il ne s’occupait pas d’elle ? Pour s’en occuper, il s’en
occupait.
Il s’avança vers la tente, hésita
un instant. Peut-être fallait-il la laisser dormir. Peut-être était-elle
complètement crevée. Mais…
Il jeta un coup d’œil à ce bon
vieux Popaul qui battait furieusement la mesure. Non, Popaul n’était pas d’humeur
à la laisser dormir. L’hymne national l’avait mis dans une forme superbe. Larry
ouvrit donc la tente et se glissa à l’intérieur.
– Rita ?
Il s’en rendit compte aussitôt, après
l’air vif et pur du petit matin; il devait être encore à moitié endormi tout à
l’heure pour ne pas l’avoir remarqué. L’odeur n’était pas très forte, car la
tente était assez bien aérée. Mais on ne pouvait pas s’y tromper : c’était
l’odeur aigre-douce du vomi, de la maladie.
– Rita ?
Il eut peur tout à coup de la
voir couchée dans cette position. Une touffe de cheveux qui sortait du sac de
couchage, rien d’autre. Il s’approcha d’elle à quatre pattes. L’odeur de vomi
était plus forte. Il avait mal au cœur.
– Rita, ça va ? Réveille-toi,
Rita !
Aucun mouvement.
Il la fit rouler sur le côté. Le
sac de couchage était à moitié ouvert, comme si elle avait essayé d’en sortir
en pleine nuit, comprenant peut-être ce qui lui arrivait. Et lui, il dormait
paisiblement à côté d’elle, perdu dans ses rêves champêtres. Un flacon de
comprimés s’échappa de la main de Rita. Derrière ses paupières mi-closes, ses
yeux ressemblaient à deux billes vitreuses. Sa bouche était pleine du vomi vert
qui l’avait étouffée.
Longtemps il regarda ce visage de
morte, longtemps. Ils étaient presque nez à nez et il faisait de plus en plus
chaud sous la tente, comme dans un grenier en plein mois d’août, avant que l’orage
n’éclate. Il avait l’impression que sa tête gonflait comme un ballon. La bouche
de Rita était pleine de cette saloperie. Il n’arrivait pas à détourner les yeux.
Et une question trottait dans sa tête, comme un petit lapin mécanique : Combien
de temps j’ai dormi comme ça à côté d’elle ? Dégoûtant. Absolument
dégoûtant.
Et tout à coup il se rua hors de
la tente, à quatre pattes sur le tapis de sol, s’éraflant les deux genoux sur
les pierres quand il sortit. Il crut qu’il allait vomir. Il avait horreur de
vomir. Et j’allais la BAISER ! Tout remonta finalement, sans hâte, une
petite flaque fumante qui ne sentait pas très bon. Un sale goût dans la bouche
et dans le nez.
Il pensa à elle presque toute la
matinée. Dans une certaine mesure, il se sentait soulagé, dans une grande
mesure pour être bien franc. Mais jamais il n’oserait l’avouer. Car c’était la
confirmation de tout ce que sa mère disait de lui, sa mère et aussi Wayne
Stukey, et même cette espèce de folle d’hygiéniste dentaire.
– Je suis un sale type, dit-il
à haute voix, et il se sentit mieux.
Car ainsi il était plus facile de
voir la vérité en face. Il avait conclu un pacte avec lui-même, dans un obscur
recoin de son subconscient. Il avait décidé qu’il s’occuperait d’elle. Peut-être
était-il un sale type, mais il n’était certainement pas un assassin. Dans le
tunnel, il avait failli l’assassiner. Il avait donc bien fallu qu’il s’occupe d’elle.
Plus question de l’engueuler quand elle lui cassait les pieds – comme cette
manière qu’elle avait de s’accrocher à lui sur la Harley, on aurait cru King
Kong – non, il ne devait plus l’engueuler, même si elle l’emmerdait, même si
elle était parfois complètement conne. Comme hier soir. Elle avait mis des
petits pois à chauffer dans la braise sans percer la boîte de conserve. Il l’avait
repêchée, déjà toute noircie, le couvercle bombé, à peu près trois secondes
avant qu’elle n’explose comme une bombe. Un peu de malchance, et ils auraient
eu tous les deux les yeux crevés. Est-ce qu’il l’avait engueulée ? Non. Pas
un mot. Il avait pris ça à la rigolade. Même chose avec les pilules. Après tout,
les pilules, c’était ses oignons.
Tu aurais peut-être dû lui en
parler. Elle attendait peut-être que tu lui en parles.
– On n’était pas là
pour faire de la thérapie de groupe, dit-il tout haut.
Il fallait survivre. Et elle n’avait
pas pu s’en tirer. Peut-être le savait-elle dès ce jour, à Central Park, quand
elle avait tiré sur ce cerisier du Japon avec un minable 32 qui aurait
parfaitement pu lui sauter dans la main. Peut-être…
– Peut-être, et merde !
Larry eut envie de boire un peu d’eau,
mais la gourde était vide. Et il avait toujours ce goût dégueulasse dans la
bouche. Peut-être que le pays était rempli de gens comme elle. La grippe n’avait
sûrement pas épargné que les plus solides ; sûrement pas. Il y avait
certainement quelque part un jeune type, bien costaud, immunisé contre la grippe,
mais en train de crever d’une petite amygdalite.
Larry était assis au bord de la
route. Devant lui, les collines du Vermont se réveillaient dans la brume dorée
du matin. Par beau temps, on devait voir vachement loin. Un petit muret bordait
la route. Devant, quelques bouteilles de bière cassées. Une vieille capote
anglaise. Sûrement des jeunes qui venaient ici regarder le coucher du soleil
quand les lumières de la ville commençaient à s’allumer tout en bas. D’abord un
peu de romantisme contemplatif, et puis ensuite une bonne partie de cul. Une
BPC, comme on disait dans le temps.
Alors, pourquoi se cherchait-il
des poux dans la tête ? Il voyait la vérité en face, non ? Oui. Et le
pire de cette vérité, c’est qu’il se sentait soulagé. Il s’était débarrassé d’un
boulet.
Non, le pire, c’est d’être
seul. Le pire, c’est la solitude.
Pas très original, mais vrai. Il
aurait voulu partager cette pensée avec quelqu’un, quelqu’un à qui il aurait pu
dire : Par beau temps, on doit voir vachement loin. Mais la seule
compagnie qu’il avait était un cadavre allongé dans une tente, un ou deux kilomètres
plus loin, la bouche pleine de dégueulis vert. Raide. Couvert de mouches.
Le front sur les genoux, Larry
ferma les yeux. Non, il n’allait pas pleurer. Il avait horreur de pleurer, presque
autant qu’il avait horreur de vomir.
Finalement, il
se dégonfla. Il n’était pas capable de l’enterrer. Pour se donner du courage, il
avait bien essayé de penser à des choses plutôt dégueulasses – les asticots, les
scarabées, les marmottes qui allaient venir la flairer, la grignoter, l’horreur
de penser qu’un être humain en laissait un autre derrière lui comme un papier
de bonbon, comme une vieille bouteille de Pepsi. Mais était-ce bien légal de
vouloir l’enterrer ? À vrai dire (et il disait la vérité maintenant, non ?),
il savait parfaitement que ce n’était qu’une excuse pour se défiler. Il se
voyait descendre à Bennington, entrer dans la quincaillerie du coin, prendre
une pelle et une pioche, il pouvait même se voir revenir ici où tout était si
beau et si calme, creuser une tombe quelque part. Mais rentrer dans cette tente
(qui devait maintenant sentir comme les toilettes de Central Park où le
bonhomme allait rester assis sur son siège jusqu’à la fin des temps, ouvrir la
fermeture du sac de couchage, la sortir de là, toute raide, ou peut-être flasque,
la traîner jusqu’au trou en la prenant sous les bras, la faire tomber dedans, reboucher
le trou, voir la terre s’écraser sur ses jambes blanches aux veines variqueuses,
recouvrir ses cheveux…
Beurk… J’ai bien l’impression que
je vais passer pour cette fois. Je suis trouillard, d’accord. Et après ?
Il revint à la tente avec un long
bâton, prit une profonde respiration, ouvrit la tente et pêcha ses vêtements à
l’intérieur. Puis il recula et s’habilla. Une autre grande respiration, et
cette fois ce fut le tour de ses bottes. Il s’assit sur un tronc d’arbre et les
enfila.
Ses vêtements étaient imprégnés
de l’odeur de vomi.
– Merde, murmura t-il.
Il la voyait, à moitié sortie du
sac de couchage, la main tendue, presque refermée, comme si elle tenait encore
le flacon de pilules. Ses yeux mi-clos fixés sur lui semblaient lui lancer des
reproches. Il repensa au tunnel, au mort vivant qu’il avait cru voir marcher. Et
il se dépêcha de refermer le rabat de la tente avec son bâton.
Mais il sentait encore son odeur
sur lui.
Si bien qu’il s’arrêta quand même
à Bennington, en fin de compte. Une escale dans un magasin de vêtements pour
hommes où il choisit une nouvelle tenue, plus quatre paires de chaussettes et
des slips. Il trouva même une paire de bottes neuves. Dans le miroir où il se
regardait, il voyait derrière lui le magasin vide et la Harley appuyée sur sa
béquille, à côté du trottoir.
– Pas mal du tout, murmura-t-il.
Plutôt chouette.
Mais personne n’était là pour
admirer son bon goût.
Il sortit du magasin et fit
démarrer la Harley. Il aurait sans doute pu s’arrêter à la quincaillerie. Le
type vendait sûrement du matériel de camping pour les touristes. Il aurait pu y
trouver une tente et un autre sac de couchage. Mais, pour le moment, il n’avait
qu’une envie, s’en aller. Il s’arrêterait un peu plus loin.
Au moment de sortir de la petite
ville, il leva la tête et vit l’endroit où il était assis tout à l’heure. Mais
la tente était invisible. Et c’était aussi bien comme ça.
Larry regarda devant lui et tout
à coup sentit sa gorge se serrer. Une camionnette qui remorquait un van avait
fait une embardée pour éviter une voiture. Le van s’était renversé. Larry
serait entré dedans s’il n’avait pas tourné la tête à temps.
Un coup de guidon sur la droite, et
sa botte toute neuve frotta sur l’asphalte. Il faillit passer, mais le
repose-pied gauche accrocha le pare-chocs arrière de la camionnette. Larry alla
atterrir quelques mètres plus loin. La Harley se coucha, hoqueta quelques
instants derrière lui, puis cala.
– Ça va ? se
demanda-t-il à haute voix.
Il faisait du trente à l’heure à
peu près. Heureusement que Rita n’était pas avec lui. Elle aurait piqué sa
crise. Naturellement, si Rita avait été avec lui, il n’aurait pas tourné la
tête. Il aurait regardé devant lui.
– Ça va, se répondit-il.
Mais il n’en était pas trop sûr. Il
s’assit par terre. Le silence le surprit, une curieuse sensation qui le prenait
de temps en temps – un silence si profond qu’on avait l’impression de devenir
fou quand on y pensait trop. En ce moment, il aurait préféré entendre les
braillements de Rita. Brusquement, une pluie de points lumineux apparut devant
ses yeux, et Larry crut qu’il allait s’évanouir. Je me suis fait vraiment
mal dans une minute je vais sentir la douleur. J’ai dû me casser quelque chose,
peut-être une hémorragie, et qui va me faire un garrot ?
Les étincelles disparurent. Non, il
n’avait rien, ou presque. Il s’était éraflé les deux mains et son pantalon tout
neuf était déchiré au genou droit – le genou saignait un peu – mais ce n’étaient
que des égratignures. Pas la peine d’en faire une histoire. Tout le monde se
casse la gueule en moto, ça arrive tout le temps.
On ne va pas en faire une
histoire, d’accord. Mais il aurait pu se cogner la tête, fracture du crâne. Il
serait resté par terre sous le soleil brûlant, jusqu’à en crever. Ou il se
serait étouffé dans son vomi, comme une certaine amie de sa connaissance, maintenant
décédée.
D’un pas mal assuré, il s’avança
vers la Harley et la remit debout. Elle ne semblait pas avoir souffert, mais
elle lui paraissait différente maintenant. Auparavant, ce n’était qu’une machine,
une machine assez excitante d’ailleurs qui, outre le fait d’être un moyen de
locomotion, présentait l’avantage de lui faire croire qu’il était James Dean ou
Jack Nicholson. Mais maintenant, ses chromes lui semblaient vaguement menaçants,
semblaient l’inviter à remonter pour voir s’il était un homme, s’il était
capable de maîtriser le monstre à deux roues.
La machine démarra au troisième
essai. Larry sortit tout doucement de Bennington, les bras couverts de sueur. Tout
à coup, il eut follement envie de voir quelqu’un, n’importe qui.
Mais il ne vit personne ce
jour-là.
Dans l’après-midi,
il se força à accélérer un peu, mais dès que l’aiguille du compteur frôlait les
trente à l’heure, il ralentissait aussitôt, même si la route était vide. En
entrant à Wilmington, il s’arrêta devant un magasin de cycles et d’articles de
sport où il prit un sac de couchage, des gants épais et un casque Même avec le
casque, il n’arrivait pas à rouler à plus de quarante à l’heure. Dans les
virages sans visibilité, il ralentissait tellement qu’il devait poser le pied
par terre pour ne pas perdre l’équilibre. Et il continuait à se voir allongé au
bord de la route, inconscient baignant dans son sang.
À cinq heures, alors qu’il
approchait de Brattleboro, un voyant rouge s’alluma. La Harley surchauffait. Larry
s’arrêta, coupa le moteur, soulagé.
– T’aurais mieux fait de
pousser un peu ta mécanique. Un engin comme ça, c’est fait pour rouler à cent
au moins, espèce de con !
Il abandonna la moto et entra à
pied dans la ville, sans savoir encore s’il allait revenir la chercher.
Dès qu’il commença à faire nuit, il
alla se coucher sous le kiosque à musique du parc municipal de Brattleboro et s’endormit
aussitôt. Un peu plus tard, un bruit le fit se réveiller en sursaut. Il regarda
sa montre. Les deux fines aiguilles phosphorescentes indiquaient onze heures
vingt. Il se redressa sur le coude et essaya de voir dans le noir. Sous ce
kiosque ouvert à tous les vents, il regrettait la petite tente, si chaude, si
douillette.
Il n’entendait plus rien. Même
les grillons s’étaient tus. Était-ce normal ? Était-ce bien normal ?
– Il y a quelqu’un ?
Le son de sa propre voix lui fit
peur. À tâtons, il chercha le 30-30. Il n’était plus là. Si, ici. Instinctivement,
il appuya sur la détente, comme un homme qui se noie s’agrippe à la bouée qu’on
vient de lui lancer. Si le cran de sûreté n’avait pas été mis, le coup serait
parti. Il aurait pu se tuer.
Il y avait quelque chose dans ce
silence, il en était sûr. Peut-être quelqu’un, peut-être un animal dangereux. Naturellement,
un être humain pouvait fort bien être dangereux. Comme celui qui avait
poignardé l’homme aux monstres, comme celui qui lui avait offert un million
pour qu’il lui laisse sa femme un quart d’heure.
– Qui est là ?
Il avait une lampe électrique
dans son sac. Mais pour la trouver, il aurait dû lâcher son fusil. Et puis… avait-il
vraiment envie de voir qui était là ?
Il resta donc assis, attendant
que quelque chose bouge, que ce bruit qui l’avait réveillé (était-ce bien un
bruit ? ou avait-il tout simplement rêvé ?) recommence. Un peu plus
tard il s’assoupit.
Tout à coup, il se réveilla les
yeux écarquillés, la peau moite. Il y avait du bruit et, si le ciel n’avait pas
été si couvert, la lune, presque pleine, lui aurait permis de voir ce…
Mais il ne voulait pas voir. Non,
il ne voulait absolument pas voir. Il s’assit pourtant, tendit l’oreille, écoutant
le bruit de ces bottes poussiéreuses qui s’éloignaient sur le trottoir de la
grand-rue de Brattleboro, Vermont, en direction de l’ouest, ces pas qui s’évanouissaient,
qui se perdaient dans le bourdonnement des choses.
Larry eut soudain une folle envie
de se lever, de laisser le sac de couchage tomber par terre, de crier : Revenez !
Je m’en fous ! Revenez ! Mais voulait-il vraiment rappeler cet
inconnu ? Le toit du kiosque allait amplifier son cri – son appel. Et si
ces pas revenaient, s’ils se mettaient à grandir dans le silence de la nuit où
même les grillons ne chantaient plus ?
Au lieu de se lever, il se
recoucha, recroquevillé sur lui-même, les mains collées sur son fusil. Je ne
vais pas dormir ce soir, pensa-t-il. Mais trois minutes plus tard, il
dormait. Et le lendemain matin, il crut avoir rêvé.